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Les morts-vivants du quotidien : quand la vie devient survie

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Il est des vivants qui ne vivent pas. Ils se lèvent, respirent, travaillent, dorment, et répètent. Mais leur cœur est creux. Ils ont perdu le goût, et le monde a perdu sa saveur. Ce sont des morts-vivants du quotidien, non pas sortis d’un film d’horreur, mais bien installés dans nos bureaux, nos appartements, nos rues.

L’amertume est leur sang. Elle coule à la place de la joie. Non pas une douleur aiguë, mais un arrière-goût rance, persistant, qui imprègne chaque geste. La vie n’est plus qu’un automatisme, une inertie. On ne meurt pas, mais on n’habite plus rien.

Cette condition de mort intérieure rappelle la marche funèbre décrite précédemment.

Quand le désir s’éteint : naissance des vivants-morts du quotidien

Tout commence par l’érosion du désir. Le désir, moteur fragile, se brise sous le poids des routines, des compromissions, des illusions perdues. Celui qui désirait encore hier n’attend plus rien aujourd’hui.

Cioran écrivait : « Sans le vertige du possible, nous ne sommes que des cadavres en permission. »
Le mort-vivant est celui qui a épuisé ce vertige. Le possible n’existe plus pour lui. L’avenir n’est qu’une répétition. Le présent, un prolongement. Le passé, une blessure inutile.

Alors l’amertume s’installe. Elle n’explose pas : elle suinte, colle, ternit tout ce qu’elle touche. C’est la trace d’une vie qui ne s’éteint pas, mais qui s’acharne à durer sans intensité.

Les spectres de la modernité

Nous vivons à une époque saturée d’images, de stimulations, d’urgences. Et pourtant, jamais les âmes n’ont paru aussi vides. Le mort-vivant moderne est connecté, entouré, mais seul. Bombardé de distractions, mais incapable d’en tirer un plaisir durable.

Dans ce trop-plein, tout devient fade. L’excès tue le goût. L’ivresse perpétuelle se transforme en nausée. Celui qui croyait vivre mille vies à travers ses écrans se découvre privé de la sienne.

Pessoa disait : « Je me sens lucide et inutile, comme un miroir. » Voilà la condition du mort-vivant contemporain : réfléchir la vie sans jamais la vivre.

Figures de l’amertume

La littérature regorge de spectres vivants.

  • Cioran lui-même, ruminant sa lassitude dans des aphorismes où le néant prend la place de Dieu.
  • Sylvia Plath, qui écrivait le vide dans une langue coupante, jusqu’à ce que la vie elle-même devienne insupportable.
  • Kafka, maître des couloirs sans issue, où chaque pas est déjà un échec.

Ces écrivains ne sont pas des exceptions : ils incarnent une vérité plus large. L’amertume n’est pas un accident, elle est la trame cachée de l’existence.

Que reste-t-il après le goût ?

Lorsque le désir est mort, il ne reste que deux voies :

  • La résignation, c’est-à-dire traîner son cadavre jusqu’au bout, en s’accommodant de l’amertume.
  • Ou la lucidité, qui ne rend pas la vie plus douce, mais plus vraie.

Cioran encore : « Il n’y a qu’une seule chose pire que la souffrance : ne plus rien ressentir. »
Le mort-vivant vit dans cette zone glacée : il ne souffre pas assez pour crier, il ne jouit pas assez pour se taire. Il est suspendu, inutilement présent.

Les morts-vivants du quotidien : témoins d’un vide fertile

L’amertume est le tombeau où s’enterrent les vivants qui n’ont plus de désir. Elle n’est pas un drame bruyant, mais une lente asphyxie. Nous sommes des morts-vivants dès que nous cessons de vouloir.

Et pourtant, dans cette vision glacée, il reste une ironie : le mort-vivant marche, parle, écrit. Il dit son vide, et ce vide devient parole. Même l’absence de sens produit encore un écho. Peut-être est-ce là la seule « vie » qui reste : témoigner de son inexistence, transformer l’amertume en lucidité.

Mais il existe aussi des morts fécondes, qui transforment sans détruire.


La fatigue d’être soi (Ehrenberg) — revue Persée
Un article académique sur l’ouvrage, sur Persée (archives) :
https://www.persee.fr/doc/rfsoc_0035-2969_1999_num_40_4_5225


FAQ

Qu’est-ce qu’un mort-vivant du quotidien ?

C’est une personne qui survit sans désir ni élan vital. Elle fonctionne mécaniquement, sans trouver de satisfaction dans la vie.

Pourquoi l’amertume remplace-t-elle le désir ?

Parce que lorsque le désir s’érode — par lassitude, échec ou saturation — il laisse place à un vide. L’amertume devient alors le seul goût persistant.

Que disent les philosophes de cet état ?

Cioran, Pessoa et Kafka ont décrit l’existence spectrale, marquée par la lassitude et l’absence de sens. Leur écriture transforme ce vide en lucidité.

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